mercredi 19 avril 2017

Recension de Gabriel Vahanian. Penseur de l’utopie chrétienne

Matthieu Arnold

Positions luthériennes. Histoire, théologie, spiritualité", 2017 (65e année), n° 1, p. 91-93.


Les éditeurs des « Figures protestantes » ont été bien inspirés d’accueillir dans leur collection le théologien Gabriel Vahanian (1927-2012) et plus encore de confier la rédaction de ce volume au pasteur Philippe Aubert qui est, sans doute, le meilleur connaisseur de l’œuvre de l’auteur de La Mort de Dieu (1961 ; le 4e de couverture parle de 1957).

L’illustration de couverture, avec un portrait de G. Vahanian fumant sa célèbre pipe et dont le regard accroche celui du lecteur, a été particulièrement bien choisie.

Un premier chapitre, « Une vie au service de la théologie », rappelle que G. Vahanian est issu d’une famille arménienne, dont une grande partie s’était établie en France après avoir réussi à échapper au génocide perpétré par l’Empire ottoman. (G. Vahanian n’a jamais mis ce génocide en avant dans ses publications, dans ses cours ou dans ses conférences, mais en une occasion, il a tenté de réagir à des articles de presse qui s’attachaient à minimiser le rôle de la Turquie.) Après des études de théologie à la Faculté de Paris à l’époque où le barthisme régnait, et un diplôme à l’École pratique des Hautes Études, il part pour les États-Unis et arrive à Princeton en 1950, où il est nommé maître de conférences cinq ans plus tard. De 1958 à 1984, il enseigne à Syracuse (New York), où il crée puis dirige le Département d’Études Religieuses. C’est durant cette période que paraît La Mort de Dieu. Loin d’affirmer la mort ontologique de la divinité, cet ouvrage, paru en français dès 1962, pose avec vigueur la question du devenir du christianisme (à raison, G. Vahanian voit dans la religiosité américaine une « forme dégradée de la foi biblique », p. 19). Il suscite l’enthousiasme de Rudolf Bultmann et le silence éloquent de Karl Barth. De 1984 à 1995, G. Vahanian est professeur à la Faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg (il aimait à dire qu’il y enseignait la « théologie éthique »), et il familiarise ses étudiants, auxquels il consacre généreusement son temps, avec la pensée d’Albert Schweitzer, de Paul Tillich ou encore de Jacques Ellul – autant de penseurs qu’il présente de manière souvent très personnelle, mais toujours stimulante. Alors que, durant cette « période française », il a publié des ouvrages dans la langue de Voltaire (voir notamment le superbe Dieu anonyme ou la peur des mots, 1989), à sa retraite il écrit à nouveau ses livres en anglais et les publie aux États-Unis, ce qui réduit son audience en France.

Dans ce chapitre biographique, Philippe Aubert précise utilement un certain nombre de notions – outre la « mort de Dieu », ce que G. Vahanian entend par « utopie » (voir aussi, outre le chapitre 5, les p. 63s. et 82s.) – et traite du rôle qu’il accorde à l’Église dans sa théologie.

Les chapitres 2 à 5 traitent plus spécifiquement de la pensée de G. Vahanian. Le chapitre 2 revient sur le « malentendu » lié à la « mort de Dieu » : « Vahanian constate que cette vision biblique [dans laquelle le monde relève de l’utopie] n’est plus celle de notre culture contemporaine, qui a remplacé la transcendance par un immanentisme absolu et un anthropocentrisme sans partage ; c’est cette situation qu’il appelle la mort de Dieu. » (P. 46.)

Le chapitre 3 pose sans fard la question : « La théologie a-t-elle un avenir ? » Gabriel Vahanian déplore – et Philippe Aubert à sa suite – que la théologie soit devenue la « gardienne du temple », « l’instrument par lequel les Églises tentent de préserver ce qu’elles croient essentiel de la Tradition ou de la Bible » (p. 56). Mais les théologiens se cantonnent-ils tous et toujours dans ce rôle ? On a vu, il y a quelques années – et au grand dam de certains responsables d’Église de l’EKD (Église protestante d’Allemagne) –, des exégètes et des théologiens allemands éminents mettre en cause ce qu’ils tenaient pour une fausse adaptation de l’Église et de l’Évangile au monde, à savoir la promotion des unions homosexuelles. Faute de pouvoir débattre avec eux sur le fond, les apparatchiks de l’EKD se sont généralement bornés à railler l’âge de ces « vieux messieurs »… Philippe Aubert consacre, en se fondant sur G. Vahanian, des pages stimulantes sur la difficulté, pour les Églises, de « dire Dieu dans un monde sans Dieu », ce qui les amène souvent à « donner un imprimatur pseudo-théologique aux idées qui font l’air du temps » (p. 60). Traitant des tâches de la théologie, il se fonde à bon escient sur Luther : « Le rôle de la théologie consiste à exposer l’Église au monde plutôt qu’à l’imposer. Dans une large mesure, c’est ce qu’ont réussi les Réformateurs. En répondant à l’angoisse de ses contemporains, Luther n’impose rien, il expose sa lecture des Écritures. » (P. 66.)

Le chapitre 4 traite une des questions qui nous semble les plus ardues dans la théologie de Gabriel Vahanian, le rôle de la technique : « L’Église et la technique. L’incompréhension ». Rappelons, avec Philippe Aubert, que G. Vahanian se refuse d’opposer la technique, qui serait mauvaise, à la nature, qui, elle, serait intrinsèquement bonne : « Vahanian se garde bien de confondre la maîtrise de la nature et sa dévastation, mais il remarque qu’elle est souvent hostile à l’homme et que, par conséquent, l’homme doit la domestiquer. » (P. 71.) À l’inverse, il se refuse de sacraliser la technique, laquelle a contribué à désacraliser la nature (voir p. 73). Mais il refuse aussi que l’Église continue de rester au mieux indifférente, au pire hostile (un « rejet systématique sans analyse théologique », p. 79) à la technique.

Le chapitre 5, « Théologie biblique et utopie », prolonge les développements du chapitre précédent. La théologie est liée à l’utopie car elle a notamment pour tâche de dépayser, de sortir ses lecteurs ou ses auditeurs de leur zone de confort (G. Vahanian excellait dans cet exercice !), de les inviter, comme le fait aussi la Bible, à « un voyage hors de [leurs] bases » (p. 89). C’est pourquoi son rôle est moins de livrer des réponses que de poser les bonnes questions : « On comprend alors que son champ est celui du questionnement, bien plus que des certitudes qui sont, pour ainsi dire, incompatibles avec le dépaysement. » (p. 91.) Est-ce à dire que la théologie défendue par G. Vahanian s’oppose en tous points à la théologie assertive de Luther pour se rapprocher de celle d’Érasme, que le Réformateur qualifiait de douteur, voire pour rejoindre les « maîtres du soupçon » Marx, Freud et Nietzsche ? Aucunement, précise Philippe Aubert, car G. Vahanian ne cherchait pas à « douter pour douter ». Il s’attachait simplement à promouvoir un discours dynamique et qui ne soit pas frappé d’obsolescence.

La question demeure de savoir si la théologie a pour tâche essentielle, voire unique, de « débusqu[er] toutes les formes de l’idolâtrie, la superstition, le dogmatisme, le légalisme et le fondamentalisme » (p. 48 ; voir aussi p. 55 et 67), ou encore de mettre en évidence les « faux dieux » ou les expressions illégitimes du religieux. Dans ses Quatre-vingt-quinze thèses, Luther a certes ébranlé les fausses certitudes et abattu les assurances fallacieuses que Tetzel et ses semblables prétendaient donner aux fidèles ; mais il s’est efforcé aussi de les remplacer par une réponse cohérente et réconfortante aux angoisses de ses contemporains. Toute la difficulté de la théologie nous semble être de concilier ces deux tâches, sans tomber – pour le second versant – dans les discours faciles, qui évacueraient la responsabilité de l’humain pour le tenir simplement pour une victime. Et – s’il nous est permis d’échafauder une hypothèse – peut-être le fait que l’œuvre de G. Vahanian demeure trop méconnue tient au fait que, dans sa théologie, ce second versant soit moins développé que le premier.

L’épilogue rappelle à la fois les fulgurances poétiques du discours de G. Vahanian et l’exigence de ce discours, qui, à chaque fois, rendait ses lecteurs ou ses auditeurs un peu plus intelligents.

Par ses qualités d’écriture et son exigence sur le fond, l’ouvrage de Philippe Aubert constitue un bel hommage à Gabriel Vahanian et une invitation pressante à le (re)lire
 
Matthieu ARNOLD.


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